Coupure des Services Essentiels au Locataire:
Entre La Réservation du Droit et Violation de la Loi
El Mostafa ETTAHIRI
Chercheur à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales – Souissi
Université Mohammed V de Rabat, Maroc.
Dans l’effervescence des affaires urgentes qui affluent devant les tribunaux, un phénomène préoccupant se manifeste avec une fréquence croissante : les actions en justice pour le rétablissement de l’eau et de l’électricité. À première vue, cela pourrait apparaître comme un simple différend entre bailleur et locataire, une routine procédurale dans un contexte de relations locatives tendues. Cependant, la réalité est bien plus profonde, plus douloureuse et plus complexe, tant sur le plan juridique qu’humain.
La coupure des services essentiels, tels que l’eau et l’électricité, par le bailleur comme moyen de pression sur le locataire pour le recouvrement des loyers ou des factures de consommation, constitue l’une des problématiques majeures qui touchent au cœur des droits fondamentaux de l’être humain. Bien que cette mesure puisse sembler, à première vue, un moyen efficace de recouvrer des créances, elle dépasse en réalité les limites des transactions contractuelles pour s’inscrire dans le champ de l’atteinte à la dignité humaine et de la privation des nécessités de la vie. L’eau et l’électricité ne sont pas de simples services dont on peut se passer ; elles sont un droit fondamental de l’homme et des éléments vitaux sans lesquels une vie digne est inconcevable. Leur interruption entraîne un préjudice grave qui affecte l’ensemble de la famille du locataire, y compris les enfants en âge scolaire privés de lumière et les personnes âgées qui peuvent être privées de chauffage en hiver ou de climatisation en été, constituant ainsi une nouvelle forme de violence insidieuse, silencieuse et dévastatrice.
L’acte du bailleur, agissant de sa propre initiative, de couper l’électricité ou l’eau au locataire en retard de paiement est une action illégale et contraire aux réglementations et règles juridiques en vigueur. Elle s’apparente à une violence morale qui devrait être sanctionnée par une législation claire l’incriminant et la punissant, surtout lorsqu’elle est utilisée comme moyen de pression ou de représailles dans les relations locatives. Cette qualification repose sur les principes juridiques établis suivants :
Interdiction de la justice privée (se faire justice soi-même) : Aucune partie à une relation contractuelle, quel que soit son statut juridique, ne peut jouer à la fois le rôle de partie et de juge. Le législateur a prévu des voies judiciaires spécifiques et des procédures claires pour le recouvrement des créances et la résolution des litiges contractuels. Le recours à la coupure des services est une forme de “se faire justice soi-même” ou de “justice privée”, ce qui est juridiquement répréhensible et incriminé, car cela ouvre la porte au désordre et menace la sécurité juridique.
Principe de séparation et de réciprocité des obligations : L’obligation de payer le loyer est une obligation contractuelle qui incombe au locataire, et elle est contrebalancée par l’obligation du bailleur de permettre au locataire la jouissance pleine et entière du bien loué et des services essentiels qui y sont liés. La coupure de l’électricité ou de l’eau constitue un manquement fondamental à cette obligation du bailleur. Le manquement du bailleur à son obligation ne peut être justifié par le manquement du locataire à son obligation financière ; chaque litige doit être résolu par la voie juridique appropriée sans porter atteinte aux droits fondamentaux.
Nature publique du service et protection du service public : Les services d’eau et d’électricité sont des services publics fournis par l’État ou des entités agréées, et le contrat y afférent est conclu, en principe, entre le consommateur (le locataire dans ce cas) et la société de fourniture. Même si la facture est au nom du bailleur, celui-ci n’a pas le pouvoir de contrôler ce service ni de l’utiliser comme instrument de punition ou de pression, car cela est considéré comme une atteinte à un service public réglementé par la loi, exposant le bailleur à des poursuites judiciaires non seulement de la part du locataire mais aussi des autorités administratives chargées de ces services.
Atteinte au droit à la dignité humaine et à une vie décente : La privation d’eau et d’électricité est une atteinte directe aux droits fondamentaux liés à la dignité humaine, à la santé et à la sécurité. Ces actes sont classés parmi les actes de préjudice moral qui ne sont pas moins graves que d’autres formes de violence physique ou verbale, car l’atteinte à la dignité ne se limite pas à la violence physique ou aux insultes, mais inclut également la privation délibérée des nécessités quotidiennes de la vie.
Le législateur marocain a d’ailleurs prévu des garanties en ce sens. L’article 3 de la loi n° 31.08 relative à la définition des mesures de protection du consommateur dispose que toute pratique portant atteinte aux droits fondamentaux du consommateur, y compris le droit d’accès aux services vitaux tels que l’eau et l’électricité, constitue une pratique illégale. En outre, la jurisprudence marocaine a établi de manière constante que la coupure de ces services essentiels constitue une atteinte au droit à la dignité et au logement décent. Une telle coupure peut être suspendue par la voie du référé, et l’auteur de l’acte peut être tenu responsable des dommages en résultant.
Dans le cas où le bailleur commet cet acte abusif et illégal, la loi confère au locataire plusieurs moyens de protection de ses droits et de rétablissement des services coupés. Ces moyens comprennent :
L’action en référé (action en rétablissement de la situation antérieure): Cette procédure est la plus rapide et la plus efficace. Le locataire peut saisir le juge des référés (ou la commission judiciaire compétente en matière de litiges locatifs, si elle existe et dispose de cette compétence) pour faire cesser immédiatement le préjudice. Le juge peut rendre une ordonnance enjoignant au bailleur de rétablir l’électricité ou l’eau sous astreinte (amende comminatoire) pour chaque jour de retard dans l’exécution, afin d’assurer l’exécution rapide de la décision de justice.
Le dépôt d’une plainte pénale : La coupure de service, surtout si elle est délibérée et dans l’intention de nuire ou de contraindre, constitue une violation des lois qui incriminent de tels actes. Le locataire peut déposer une plainte pénale contre le bailleur auprès des autorités compétentes, ce qui peut exposer le bailleur à des poursuites pénales conformément aux lois relatives aux délits de nuisance délibérée ou d’atteinte aux droits fondamentaux.
La demande de réduction du loyer : Le locataire a le droit de demander une réduction du montant du loyer pour la période durant laquelle il a été privé de la jouissance pleine et entière du bien loué en raison de l’interruption du service essentiel. Ce droit est fondé sur le principe de la contrepartie de la jouissance : si la jouissance diminue en raison de l’acte du bailleur, la contrepartie doit être réduite.
La demande d’indemnisation pour les dommages : Si le locataire a subi un préjudice matériel ou moral direct en raison de la coupure d’électricité ou d’eau (comme la détérioration d’appareils électriques, la perte d’aliments, des problèmes de santé, des dommages psychologiques, ou même une atteinte à sa réputation commerciale s’il utilisait le bien à des fins commerciales), il a le droit d’intenter une action en justice pour demander une indemnisation adéquate pour tous ces dommages, conformément aux règles de la responsabilité civile délictuelle.
Il convient de noter que la seule situation dans laquelle le bailleur pourrait être autorisé à couper l’électricité ou l’eau est en présence d’un danger imminent menaçant la sécurité de l’immeuble ou de ses occupants, comme un court-circuit électrique grave, une fuite d’eau importante menaçant la structure, un incendie, ou toute situation d’urgence nécessitant une intervention immédiate pour prévenir un dommage plus grand et plus grave. Dans ces cas, l’intervention du bailleur est nécessaire et vise à prévenir un danger, et elle doit être temporaire et justifiée par l’existence d’un risque réel et immédiat. Quant à l’utilisation de la coupure des services comme moyen de recouvrement des dettes ou de contrainte à l’évacuation, elle est strictement interdite et constitue une violation flagrante des droits, exposant l’auteur à des poursuites.
En conclusion, la relation entre le bailleur et le locataire est régie par des lois claires et des principes établis qui visent à équilibrer les droits des deux parties et à assurer la stabilité des relations contractuelles. La jurisprudence et la doctrine se sont accordées sur le fait que le droit du bailleur au recouvrement de ses créances ne justifie en aucun cas l’atteinte aux droits fondamentaux du locataire, et en premier lieu son droit de jouir des services essentiels tels que l’eau et l’électricité, qui constituent le fondement d’une vie décente et d’un logement convenable. Le véritable enjeu juridique aujourd’hui n’est pas seulement le rétablissement du service, mais l’établissement d’une protection juridique qui incrimine cet acte et le classe parmi les actes de préjudice moral, et le punit de manière dissuasive pour garantir un environnement locatif juste et stable, préservant la dignité humaine et les droits fondamentaux.